samedi 4 juin 2016

Les choix du frère Théophane

Retour de Tchéquie, où j'aurai passé une semaine pleine d'enseignement. Enseignement que j'ai donné - eh oui, je suis quand même encore professeur - mais surtout que j'ai reçu. J'ai vécu jusqu'à jeudi à l'Abbaye de Novy Dvur, à une centaine de kilomètres de Prague, pour faire à une quinzaine de jeunes moines (moyenne d'âge : entre 25 et 40 ans) des leçons de "théologie spirituelle". La vie claustrale, en tous les cas temporairement, m'a toujours convenu, et, en l'occurrence, celle de cette communauté cistercienne nouvelle et dynamique.
Jeudi donc, c'est le frère Théophane - 25 ans - qui m'a ramené à Prague, où je suis resté jusqu'aujourd'hui (dans le but de visiter cette ville admirable, que je ne  connaissais pas.) Il est entré au monastère il y a six ans - comptez : il en avait 19. D'où mes questions, et notre conversation, dans la voiture : pourquoi? Pourquoi un jeune homme comme lui, cultivé et tout (et francophile : il a lu Mauriac, me parle du Mystère Frontenac et du Nœud de Vipères, il a lu Bernanos et me commente Le Journal d'un curé de campagne, et ainsi de suite...), choisit-il au sortir du Lycée de devenir moine, et sous une Règle tout de même sévère, celle de saint Benoît revisitée par les Cisterciens?
- "Pour être libre", me dit-il.
- "Etre libre? Mais vous l'étiez, non, depuis 1989 et la 'Révolution de velours'?"
- "Je n'ai pas, dit-il, connu le communisme - comme mes parents. Je suis né un an après sa chute. Mais la liberté qui s'en est suivie, une liberté purement consommatrice, ne m'a pas convenu. J'avais besoin de me structurer. De m'enraciner dans quelque chose. La vie de famille aurait pu le faire. Un bon travail, aussi. Mais je me suis senti appelé à une espèce de don total, où l'on se trouve en ne s'appartenant plus. Plus du tout. Et la voie monastique, la voie cistercienne, m'a parlé. Et j'y suis heureux."
- "Et vos parents ont-ils compris cela?"
- "Oh ma mère a eu peur, peur que je ne me 'sectarise'. Mais elle voit bien que je suis heureux, et pacifié intérieurement. Et donc peut-être aussi pacifiant. Après tout, c'est elle qui a voulu que je sois baptisé, et ma vie monastique n'est rien d'autre qu'une prise au sérieux de mon baptême."

     Et c'est vrai que Théophane est tout sauf sectaire. C'est un jeune d'aujourd'hui, peut-être un peu plus cultivé que la moyenne, mais enlevez-lui son habit monastique et mettez-lui un jean et des baskets, vous le verriez très bien traîner le soir dans les rues de Prague avec des potes. Des potes, il en a eu, justement, et des "potesses". Ont-ils compris son choix?

- "Ceux qui ont compris sont restés. C'étaient de vrais amis. Les autres..."

     Une fois à Prague, il tient à me faire connaître sa maman : "Elle ne comprendrait pas que je revienne en ville sans aller lui dire bonjour." C'est évident! Comme il est évident que cette femme encore jeune est heureuse de voit son fils heureux. Il y a de la connivence entre eux, de la complicité, et infiniment  de respect.

     Cette rencontre m'a beaucoup appris, et en particulier sur les différences culturelles de notre "Europe". Imagine-t-on pareille situation chez nous? On se dirait que ce garçon est,  au pire, embrigadé, au mieux, un peu "doux". Or, je suis persuadé que Théophane vit une vraie vocation, profondément enracinée, sérieuse, et qui va l'épanouir en humanité, et qui va rayonner et donner beaucoup de fruits. Il a vu plus vite que nous, peut-être parce que l'histoire de son pays s'est brutalement précipitée, ce que la liberté "sauvage" peut avoir de destructeur, et en tous les cas, de déstructurant. Peut-être même, osons le paradoxe, de liberticide. Alors que la "Règle" monastique - celle de saint Benoît, qui a tout de même forgé notre Occident - était pour lui, et d'une façon également paradoxale, libératrice.

     Ce témoignage a-t-il quelque chose à nous dire, à nous raconter? Et à raconter aux jeunes de son âge qui vivent chez nous? Je laisse vraiment la question ouverte. Mais, au fond de moi, vous l'avez compris,  j'espère bien que oui.

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