mardi 3 octobre 2017

Eloge de la vie fragile

La presse fait grand cas, depuis hier soir (JT) et ce matin encore (LLB, p.10-11), du choix que la romancière Anne Bert a fait de venir demander - et obtenir - l'euthanasie en Belgique, atteinte qu'elle était par la Maladie de Charcot, une maladie paralysante irréversible. Je comprends cette presse : elle met en exergue les différences de législation entre des pays voisins, tous deux membres de l'Union Européenne, et aux conceptions pourtant encore fort diverses en ce domaine. Je comprends du reste aussi la demande de cette dame : il se peut qu'étant ainsi progressivement diminué, on ne voie pas d'autre solution que de demander, et d'obtenir, la mort.
Je suis en revanche plus perplexe sur la façon dont les médias - surtout un JT d'hier soir chez nous - répercute l'événement. On annonce, avec une froideur de statisticien : "La Maladie de Charcot, qui paralyse progressivement le patient, donne une espérance de vie qui n'excède pas cinq ans..." Comme si cela était un argument - un double argument : la paralysie progressive et l'échéance à peu près connue de la fin - pour souhaiter mourir. Et cela m'inquiète, si on laisse ainsi entendre qu'une vie humaine ne vaudrait la peine d'être vécue qu'en pleine santé (mais qu'est-ce que la pleine santé?) Qu'il faudrait, pour être psychologiquement à même d'assumer l'existence, pouvoir toujours y bouger, y entreprendre, y exercer à plein sa liberté de mouvement, d'initiative, de travail, de sport, de loisir, que sais-je? Qu'en dehors de ces conditions, rien ne vaudrait plus la peine... Qu'une vie handicapée, par exemple, par la maladie, par un accident, par une immobilisation progressive, réversible ou non, par la nécessité d'un assistanat, par la diminution de la liberté de bouger, de penser, de produire, de jouir, etc., n'aurait plus de sens. Bref, que la vie fragile ne vaudrait pas le coup.
Et là, je me permets d'afficher ici fermement mon désaccord : toute vie est fragile, toujours. La mienne, celle de mes proches (j'ai accompagné longuement ma mère devenue très handicapée, très usée, et c'est un moment de mon existence qui est parmi les plus beaux; j'apprends récemment les difficultés de santé de ma sœur, qui limitent son horizon de vie, et cela suscite en moi un surcroît de disponibilité à son égard, comme ce sera possible), celle de tout le monde, celle des bébés, et même des fœtus, celle des anciens, celle des jeunes atteints dans leur jeunesse par des maladies, des accidents, des lésions importantes, celle des personnes psychologiquement faibles, etc. Nous sommes tous fragiles, et nous devons développer pour tous des accompagnements et des soins qui prennent en charge ces fragilités. Vivre comme si cela n'existait pas, reléguer aux marges de nos préoccupations ces situations, c'est nier un élément constitutif de la vie humaine.
Je veux bien que les lois sur l'euthanasie soient nécessaires, ne serait-ce que pour faciliter le droit des médecins confrontés à des situations extrêmes et de grande détresse. Mais par pitié, qu'au nom de la liberté individuelle, on ne relègue pas les soins de santé apportés aux malades incurables et la considération de nos fragilités dans cette catégorie de "l'inutile non marchand improductif" qui signerait la mort, pour le coup, non pas de nos individus, mais, si j'ose dire, de l'humanité de notre humanité.

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